X
POUR LA DAME DE L’AMIRAL

— Je n’arrive pas à y croire, amiral.

Herrick hocha la tête, incapable de se faire à l’idée que la décision qu’il avait arrêtée avait eu cette conséquence. A partir du moment où il avait repris contact par signaux avec le Ganymede, il avait arpenté sans repos la dunette, pestant en voyant le temps qu’il leur fallait pour se rapprocher. Et le plus long avait été la fin, lorsque son bosco, Tuck, était allé chercher Bolitho avec le canot.

Il avait écouté, totalement sidéré, le récit que lui avait fait Bolitho, assis près des fenêtres, toujours vêtu de ses habits déchirés, avant de laisser Ozzard s’occuper de lui comme une nounou.

Et à présent, la frégate dans les eaux, ils s’éloignaient des côtes françaises grâce au vent qui était redevenu leur allié. Bolitho lui expliqua ce qui s’était passé.

— Le Ganymede avait un handicap, son commandant a donc tenté de recourir à une vieille ruse et essayé d’attirer la Cérès à sa poursuite. Il a même été jusqu’à accepter de subir des avaries assez importantes pour donner le change à son adversaire – il haussa les épaules d’un geste las ; cela n’avait plus guère d’importance, désormais. Puis il a viré de bord et envoyé deux bordées, mais la dernière a tué le commandant de la Cérès et, quant au reste, Thomas, vous êtes au courant.

Il avait déjà parlé à Herrick de cette nouvelle ligne de sémaphores, mais cela aussi paraissait dérisoire à côté de la mort de Neale.

Herrick devinait sa souffrance à ses yeux.

— Les vaisseaux français que nous avons vus lorsque le Benbow s’est montré ont dû recevoir l’ordre d’assister la Cérès par ce moyen – il se frotta le menton. Enfin, nous savons désormais à quoi nous en tenir, qu’ils aillent au diable.

Bolitho s’approcha du râtelier vide qui avait contenu son sabre.

— Et ils vont savoir que nous savons. Le péril n’en est pas diminué pour autant.

Il songeait aux deux soldats tombés sous le couteau d’Allday. Ils avaient dû recevoir l’ordre de tuer les prisonniers si leur bâtiment était en danger d’être capturé. Ils en avaient réchappé de peu.

Mais l’arrivée des vaisseaux français avait rendu impossible la capture de la Cérès. Il ne se passerait guère de temps avant que le haut commandement français sût que les prisonniers s’étaient échappés et que ce secret n’en était plus un.

Le lieutenant de vaisseau Wolfe entra dans la chambre et fit mine de ne pas voir Bolitho, nu jusqu’à la taille. Loveys, le chirurgien du bord, lui ôtait sa chemise et son pantalon tandis que, appuyé contre le dossier d’un siège, il avalait sa cinquième tasse de café bouillant.

— Mes respects, commandant. Le convoi est en vue dans le sudet, tous les bâtiments sont là.

— Merci, lui répondit Herrick en souriant, je monte.

La porte se referma et Bolitho lui dit :

— Vous avez pris de gros risques, Thomas. Vous auriez mis votre tête sur le billot si le convoi avait été en péril. Vous avez cru que c’était sans danger, mais, devant une cour martiale, cela n’aurait pas amené plus d’eau à votre moulin qu’un filet à crevettes.

Herrick se mit à rire :

— J’étais certain que je découvrirais quelque chose si seulement je pouvais aider le Ganymede à s’emparer de l’ennemi… – il jeta à Bolitho un regard plein de chaleur – … mais je n’ai jamais rêvé…

— Moi non plus.

Bolitho leva les yeux vers Ozzard qui, suivi d’Allday, entrait avec du linge propre et une veste. Il lui dit d’une voix lasse :

— Non, Ozzard, allez chercher ma vieille vareuse de mer. Je n’ai pas envie de fêter l’événement.

Allday se tourna vers Herrick, incrédule :

— Vous ne lui avez pas dit, commandant ?

— Dit quoi ?

Il avait besoin d’être seul pour remettre ses pensées en ordre, décider de sa conduite, trouver son erreur.

Herrick regarda Allday, l’air presque étonné.

— Ah c’est vrai, bon sang, avec tous ces événements, j’ai complètement oublié de lui en parler !

Bolitho écoutait sans rien dire, comme si, en posant une question ou en essayant de presser Herrick, il risquait de faire perdre tout sel à ce qu’il lui racontait.

Comme Herrick restait silencieux, il lui dit :

— Elle est dans le convoi, Thomas ? C’est bien cela, elle est parmi nous ?

Herrick se raidit :

— Oui, amiral. J’étais tellement ennuyé, vous savez…

Bolitho se leva, prit dans les siennes les mains rugueuses de Herrick.

— Soyez béni, cher et vieil ami. Ce matin, je croyais que j’avais subi plus que je ne pourrais supporter. Mais maintenant… – il hocha lentement la tête – … vous avez eu des mots qui sont plus doux que tous les baumes de la terre.

Et il se détourna, comme s’il espérait voir les autres bâtiments par les fenêtres de poupe. Belinda s’était embarquée pour Gibraltar, elle avait fait fi du danger et de l’inconfort, le sort qui l’attendait sans doute n’avait pas entamé sa détermination un seul instant. Et maintenant elle était là, dans le golfe !

Herrick se dirigea vers la porte, soulagé et inquiet à la fois.

— Je vous laisse. Il va s’écouler un certain temps avant que nous puissions échanger des signaux… – il hésita, ne voulant pas jeter une ombre sur ces instants. Au sujet du commandant Neale…

— Nous l’immergerons au crépuscule. Ses amis et sa famille en Angleterre auront des souvenirs de lui. Ils sauront comment il s’est comporté. Mais je crois qu’il aurait désiré rester avec ses hommes.

La porte se referma silencieusement, et Bolitho se laissa tomber dans un siège pour se réchauffer un peu au soleil qui brillait à travers les vitres épaisses.

Neale avait compris depuis le début qu’il allait mourir. Seuls les rares répits que lui laissait son délire avaient pu tromper ses compagnons. Une seule pensée, une seule force avaient réussi à l’empêcher de se laisser aller, et c’était la liberté. L’unique chose qui eût compté pour lui avait été de pouvoir la retrouver avec ses amis pour pouvoir mourir en paix. « C’est tout ce que je désire », voilà ce qu’il leur avait dit. Ses derniers mots sur cette terre.

Bolitho se retrouva debout sans se rendre compte qu’il avait bougé. Il ne vit même pas Browne entrer dans la chambre et ne se rendit pas compte de la soudaine inquiétude d’Allday.

John Neale était parti, sa mort ne resterait pas impunie.

 

Le Benbow avançait lentement au milieu des vaisseaux à l’ancre, sa grosse masse noire faisait à peine une ride sur son reflet dans l’eau. Et tous ces navires avaient l’air de nains sous l’imposante forteresse naturelle de Gibraltar qui les dominait.

C’était le matin, le Rocher et le paysage alentour étaient à moitié cachés dans le brouillard, avant-goût de la chaleur qui allait leur tomber dessus.

Bolitho se tenait à l’écart des autres officiers pour laisser Herrick manœuvrer à sa guise pendant la dernière encablure jusqu’au point de mouillage. Toute la toile était ferlée, à l’exception des focs et huniers. Le Benbow devait faire jolie figure, alors qu’il modifiait légèrement sa route pour s’écarter du convoi. Le plus gros des marchands échangeait déjà des signaux avec la terre.

Il leur avait fallu près de neuf jours, pour rallier Gibraltar, ce qui, de l’avis de Grubb, était un temps très honorable. Mais pour Bolitho, cette traversée avait été la plus longue de sa vie et même la vue quotidienne de Belinda à l’arrière de son navire n’avait pas réussi à calmer son impatience ni à combler son manque.

Dès le début, lorsque Herrick avait fait un signal à la Duchesse de Cornouailles, leur rendez-vous quotidien s’était fait comme de lui-même. Ils étaient séparés par la mer et par un autre bâtiment, mais on aurait dit qu’elle devinait qu’il serait là, comme s’il fallait qu’il la voie pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un rêve ou d’un nouveau coup du sort. Bolitho la contemplait dans sa lunette, indifférent aux regards des officiers et des autres spectateurs. Elle lui faisait de grands signes, sa chevelure disparaissant sous un grand chapeau de paille attaché à son cou par un ruban.

Mais cette longue attente arrivait à son terme et Bolitho se sentait étrangement nerveux.

La voix de Herrick l’interrompit dans ses pensées.

— Parés à virer !

Les longues jambes de Wolfe émergèrent de l’ombre du mât d’artimon.

— Du monde aux bras, vivement ! Aux écoutes de huniers !

Bolitho se protégea les yeux pour observer l’un des bâtiments au mouillage. L’aspirant chargé des signaux l’avait déjà identifié, c’était le Dorsetshire, un quatre-vingts, vaisseau amiral du vice-amiral Sir John Studdart. Il distinguait la marque de ce dernier qui pendouillait presque sans vie au mât de misaine et se demanda ce que pouvait penser l’officier de quart du Dorsetshire en voyant sa propre marque frappée à l’artimon en lieu et place de celle de Herrick.

— A ferler les huniers ! Mais réveille-toi donc, espèce de bougre !

Grubb rendait compte :

— Paré, commandant !

— La barre dessous !

Avec une dignité un peu pincée, le Benbow pivota tout doucement dans la brise et mourut lentement sur son erre tandis que les voiles faseyaient dans le plus grand désordre avant d’être ferlées sur leurs vergues par les gabiers.

— Mouillez !

Les embruns jaillirent au-dessus du gaillard lorsque la grosse ancre plongea dans l’eau claire. On entendit le piétinement des hommes qui se précipitaient aux chantiers pour descendre le canot le long de la muraille dans les meilleurs délais.

Depuis le moment où ils avaient commencé leur approche et salué la marque de l’amiral de quinze coups de canon répercutés en écho dans toute la baie, les lunettes pointées pour observer la manœuvre du Benbow n’avaient certainement pas manqué. Le vaisseau amiral leur avait rendu leur salut coup pour coup, la fumée se mêlait doucement à la brume qui encerclait le Rocher comme un nuage.

— L’armement du canot à son poste !

C’était Allday, dont le visage ne montrait plus rien du traitement qu’il avait subi lorsqu’il était prisonnier. L’instinct de protection qu’il ressentait pour Bolitho avait même dû lui rendre cette situation insupportable.

Herrick vint rejoindre Bolitho près des filets et le salua.

— Amiral, vous rendez-vous tout de suite à bord de l’amiral ?

— Oui, Thomas, je n’ai aucune raison d’attendre. Sans cela, quelqu’un d’autre pourrait avoir l’oreille de Sir John avant moi – il désigna des yeux le bâtiment de la Compagnie mouillé assez loin. Et puis, j’ai pas mal de choses à faire.

Herrick surprit son regard, le même qu’il avait observé tant de fois lorsque, sur le pont, Bolitho contemplait la frêle silhouette au chapeau de paille.

— Canot paré, amiral.

Wolfe le regardait avec un certain intérêt : il essayait toujours de trouver quelque chose qui lui permît de comprendre cette relation étrange qui liait Bolitho à Herrick.

Les fusiliers du major Clinton étaient alignés à la coupée et les aides du bosco s’humectaient les lèvres, parés avec leurs sifflets d’argent.

Bolitho pressa son sabre sur sa hanche. Il lui faisait un effet étrange, il sentait plus douloureusement la perte de son sabre de famille. Il serra les dents et s’avança vers la coupée. Il essayait de ne pas flancher et de ne pas montrer sa tristesse. Des images anciennes lui passaient par l’esprit : le vieux sabre sur le bureau de cet amiral français au teint basané, Jean Remond. Cet homme incapable de comprendre pourquoi Bolitho ne voulait pas lui donner sa parole qu’il n’essaierait pas de s’évader. Mais il revoyait surtout Neale, si courageux, désespéré, puis, dans ses derniers moments, si étrangement apaisé.

Les fusiliers se mirent au présentez-armes, les sifflets commencèrent de couiner et Bolitho descendit avec aisance dans le canot où Allday, magnifique dans sa vareuse bleue et son pantalon de nankin blanc, la coiffure à la main, se tenait debout pour l’accueillir.

Browne était déjà dans la chambre, impassible, et observait l’expression de Bolitho.

Ils sont tous là à me regarder, se disait celui-ci. S’attendent-ils à voir un surhomme ?

— Avant partout !

Allday tira sur la barre, ses yeux brillaient.

— Vous semblez bien content d’être de retour, Allday, lui dit gentiment Bolitho.

Le gros bosco hocha du chef, mais sans quitter des yeux le canot de rade qui passait non loin.

— J’ai voué la flotte et tout ce que ça veut dire au diable un certain nombre de fois, amiral, et je serais un foutu arracheur de dents si je prétendais le contraire.

Il jeta un rapide coup d’œil au canot de rade qui avait mâté et à bord duquel un enseigne s’était mis au garde-à-vous pour saluer l’amiral qui passait.

— Mais à présent, c’est mon monde à moi. C’est comme ma maison.

— Voilà quelque chose que je comprends maintenant assez bien, moi aussi, fit Browne.

Bolitho alla s’asseoir sur le banc, sa coiffure soigneusement enfoncée jusqu’aux yeux.

— Nous avons tout perdu sauf cela, Oliver.

— Rentrez ! Brigadier, paré !

Allday faisait semblant de ne pas voir les visages de ceux qui les observaient du passavant du Dorsetshire, les éclats que jetaient les baïonnettes, les uniformes rouges et bleus, tout ce qui fait cette menue différence entre deux bâtiments.

Bolitho escalada l’échelle et tout recommença selon le cérémonial, claquement des armes, trilles des sifflets.

Il aperçut le vice-amiral qui se tenait à l’arrière en attendant que son capitaine de pavillon eût achevé de rendre les honneurs comme il se devait, avant de s’avancer à son tour pour accueillir son visiteur.

Bolitho avait connu Studdart capitaine de vaisseau durant la guerre d’indépendance américaine. Mais cela faisait longtemps qu’il ne l’avait pas vu, et il fut surpris de le trouver à ce point vieilli. Il avait pris de l’embonpoint et son visage replet, placide, trahissait l’homme qui profitait pleinement de la vie.

Il lui serra chaleureusement la main en s’exclamant :

— Je n’en crois pas mes yeux, Bolitho, vous voilà enfin retrouvé ! La dernière fois que j’ai entendu parler de vous, les Grenouilles avaient planté votre tête au bout d’une pique ! – il éclata d’un rire gras. Venez à l’arrière, vous allez tout me raconter ! Je ne veux pas être en retard sur les articles des gazettes.

Il fit un geste vague en désignant la côte.

— Les Espagnols d’Algésiras vous ont vu arriver, sans aucun doute. Et ils vont s’empresser d’informer Boney[2] j’en suis tout aussi sûr.

Il faisait relativement frais dans la grand-chambre. Après avoir renvoyé ses domestiques et prié Browne d’aller se promener, le vice-amiral Sir John Studdart écouta en silence le récit de Bolitho. Il ne l’interrompit pas une seule fois et, lorsque Bolitho commença à développer ses idées sur la chaîne de sémaphores constituée par l’ennemi, il eut le loisir d’admirer la maîtrise de soi dont faisait preuve Studdart. Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi il avait été promu si jeune. Il avait appris à ne pas s’en faire, ou du moins à ne pas le montrer.

Bolitho passa rapidement sur la mort de Neale et c’est alors que le vice-amiral commença à parler.

— La perte du Styx a été un accident. La mort de son commandant n’en est pas moins douloureuse – il se pencha pour remplir leurs verres. Cependant, je ne voudrais pas que vous vous reprochiez sa mort. Votre marque flotte sur le Benbow, comme la mienne ici. C’est pour cela que l’on nous a fait l’honneur de commander et c’est pour cela que l’amiral Beauchamp vous a choisi pour cette mission dans le golfe de Gascogne. Vous avez fait tout ce que vous pouviez, personne ne peut vous blâmer. Que vous ayez découvert l’existence d’un système de sémaphores efficace, alors qu’aucun de ceux que nous appelons nos agents ne les avait vus, est également à verser à votre crédit. Votre valeur pour l’Angleterre et pour la marine repose dans le fait que vous soyez vivant. En vous évadant avec honneur, vous avez justifié la confiance que l’amiral Beauchamp avait placée en vous – il se laissa retomber en arrière et demanda : Ai-je raison ?

— Je n’ai pas encore mené à bien ce pour quoi on m’a envoyé ici. Détruire les embarcations destinées par l’ennemi à l’invasion de l’Angleterre avant qu’on les transfère dans la Manche constituait ma priorité. Quant à savoir où sont les stations de sémaphore le long du golfe, cela n’a peut-être guère d’importance. Les Français peuvent encore envoyer leurs vaisseaux là où ils sont le plus utiles, tandis que les nôtres restent au large à faire de la surveillance. Et ces chaloupes de débarquement toutes neuves sont en sûreté désormais, maintenant que nos commandants savent comment elles sont protégées.

Studdart se mit à sourire.

— Vous n’avez pas changé, voilà ce que j’en dis. Vous vous précipitez dans la nature comme un jeune enseigne, vous risquez de vous briser les membres alors que vous devriez donner l’ordre à d’autres de courir ces risques à votre place – il hocha la tête, soudain plus grave. Cela ne va pas. Vous avez des ordres écrits et seules Leurs Seigneuries peuvent les modifier. Une fois qu’elles auront appris que vous êtes vivant. Les nouvelles arriveront peut-être par le prochain vaisseau en provenance d’Angleterre, qui sait ? Mais vous devez pour le moment remettre à plus tard toute nouvelle opération. La stratégie de Beauchamp est déjà dépassée, à cause de ce que vous avez découvert pendant votre captivité. Laissez les choses se décanter un peu, Bolitho. Vous avez des états de service que n’importe qui, Nelson lui-même, peut regarder avec envie. Ne vous faites pas d’ennemis haut placés. En temps de paix comme en temps de guerre, votre avenir est assuré. Mais si vous semez le trouble à l’Amirauté ou au Parlement, vous êtes cuit.

Bolitho passa lentement la paume sur l’accoudoir de son fauteuil. Il se sentait pris au piège, plein de ressentiment, mais il savait bien que le conseil de Studdart était plein de bon sens.

L’an prochain, qui se préoccuperait donc de ce qui se passait dans le golfe de Gascogne ? Après tout, il s’agissait peut-être d’une fausse rumeur, les Français étaient aussi désireux d’obtenir la paix que n’importe qui et il ne leur venait pas à l’idée d’aller envahir leur vieil ennemi quand il n’était plus sur ses gardes.

Studdart l’observait.

— Je voudrais au moins que vous y réfléchissiez, Bolitho – il lui montra d’un geste le paysage que l’on apercevait par les fenêtres de poupe. Vous pourriez rester ici quelque temps et en profiter pour réclamer de nouveaux ordres. On vous enverrait peut-être en Méditerranée pour vous joindre à la campagne de Saumarez, mais tout vaut mieux que cet abominable golfe de Gascogne.

— Oui, amiral, je vais y réfléchir – il reposa très doucement son verre. Pour l’instant, il faut que j’écrive quelques dépêches.

L’amiral sortit sa montre et l’examina rapidement.

— Seigneur, le général m’attend à terre dans une heure – il se leva et, regardant tranquillement Bolitho : Ne vous contentez pas d’y réfléchir. Vous êtes officier général, vous n’avez pas à vous mêler des affaires de vos subordonnés. Vous commandez, ils vous obéissent, vous savez bien que c’est l’ordre immémorial des choses.

Bolitho se leva en lui faisant un sourire :

— Bien, amiral.

Ledit amiral attendit que son visiteur eût atteint la porte.

— Présentez mes compliments les plus sincères à cette dame. Peut-être pourrait-elle me faire la grâce de souper avec moi avant de quitter le Rocher, non ?

La porte se referma, Studdart se dirigea lentement vers les fenêtres de poupe et s’attarda à contempler les bâtiments de son escadre au mouillage. Bolitho ne tiendrait aucun compte de ses conseils et tous deux le savaient pertinemment.

Mais il risquait fort de ne pas avoir autant de chance cette fois-ci. De deux choses l’une : soit il risquait la mort, soit l’ignominie l’attendait s’il échouait une fois de plus.

Et pourtant, Studdart devait bien l’admettre : il l’enviait.

 

La Duchesse de Cornouailles, bâtiment de l’honorable Compagnie des Indes orientales offrait le spectacle d’une confusion soigneusement ordonnancée et qui ne ménageait que peu de place aux manifestations de courtoisie par lesquelles on salue l’arrivée à bord d’un officier du roi, fût-il contre-amiral.

Après avoir laissé Allday, d’assez méchante humeur, dans son canot, Bolitho, Browne sur ses talons, suivit à l’arrière un officier épuisé.

Voilà un bien beau bâtiment, se disait-il avec un peu de dépit.

Nul besoin de se demander pourquoi les marins préféraient les émoluments et le confort d’un navire de la Compagnie des Indes à la rude existence d’un vaisseau de guerre.

Des palans se balançaient, allaient et venaient au-dessus des allèges amarrées à couple. Au fur et à mesure que l’on déchargeait la cargaison avec une facilité étonnante, d’autres caisses et des filets soigneusement garnis s’engouffraient dans les panneaux pour l’étape suivante.

Mais ce qui était le plus étrange pour Bolitho, c’était cette foule de passagers qui bavardaient, parce qu’ils étaient montés faire visite à bord ou qu’ils attendaient qu’on les conduisît à terre.

Bolitho supposa qu’il s’agissait des épouses d’officiers supérieurs ou de fonctionnaires, part de l’armée invisible dont les gens restés au pays savaient à vrai dire peu de chose : négociants, marchands, voiliers ou ferronniers, agents d’armateurs et soldats de fortune, dont l’effectif se montait au double des vraies recrues.

— Le capitaine vous attend, amiral.

Mais Bolitho l’entendit à peine. Elle se tenait près de la lisse et retenait d’une main le chapeau qui la protégeait du soleil. Elle avait un ruban bleu, du même bleu que sa robe. Et lorsqu’elle se mit à rire à quelque remarque que lui faisait le capitaine, Bolitho sentit son cœur s’arrêter.

D’instinct, elle se tourna vers lui et le fixa tranquillement de ses yeux noisette.

Le capitaine était un homme trapu, qui donnait une impression de compétence. Une espèce de Herrick, peut-être ?

— Soyez le bienvenu, amiral. Je disais justement à Mrs. Laidlaw que je sacrifierais volontiers tout ce que j’aurai gagné au cours de cette croisière, jusqu’au dernier penny, pour le seul plaisir de la garder à mon bord.

Elle se mit à rire avec lui, mais ses yeux disaient à Bolitho de n’y accorder aucune importance : ce que disaient les autres ne comptait pas.

Bolitho lui prit la main pour la baiser. Toucher sa peau, sentir son odeur, cela le faisait presque sortir de lui-même. Peut-être s’était-elle reprise et allait-elle le traiter par le mépris, alors que, tout ce qu’il voulait faire…

Elle lui dit pourtant d’une voix douce :

— J’ai tellement espéré cet instant, très cher. Cet instant-ci et tous ceux qui viendront.

Sa lèvre tremblait légèrement, mais elle redressa la tête avec un petit air de défi :

— Je n’ai jamais douté que vous reviendriez, jamais.

Le capitaine du navire s’éloigna pour rejoindre les autres passagers, en murmurant quelque chose qu’ils n’entendirent ni l’un ni l’autre. Elle regarda Browne en souriant :

— Je suis si contente de vous voir sain et sauf, monsieur, et libre.

Puis elle passa son bras à celui de Bolitho et l’obligea à se détourner pour le contraindre à oublier tout ce qui n’était pas eux.

— Thomas Herrick a fait passer un message au bâtiment, Richard, commença-t-elle en lui serrant le bras. Il m’a raconté ce que vous-même aviez enduré, il m’a parlé de votre ami Neale. N’essayez pas de me cacher ce que vous avez souffert, très cher, cela ne sert plus à rien.

— J’aurais tellement voulu qu’il vive, lui répondit Bolitho, mais peut-être était-ce pour me rassurer après ce dans quoi je l’avais entraîné. Je – je croyais que j’avais compris, mais en fait, je n’avais rien appris. Peut-être me fais-je trop de souci, mais ce n’est pas maintenant que je changerai. Et je ne peux pas non plus disposer ainsi de vies humaines, uniquement parce que l’on doit obéir à mes ordres.

Il se tourna un peu pour la voir et pencha la tête pour la regarder. Il essayait de fixer ses traits dans sa mémoire, comme un portrait idéal.

— Mon amour pour vous est profond et rien ne pourra jamais y changer. Je croyais…

Elle se haussa un peu et le fit taire en posant ses doigts sur ses lèvres.

— Mais non, je suis ici parce que j’ai voulu essayer de vous aider. Le destin avait sans doute décidé que nous devions nous retrouver ici – elle repoussa ses cheveux en arrière et éclata de rire. A présent, je suis heureuse, et j’ai bien l’intention de vous rendre heureux vous aussi.

Bolitho lui effleura les cheveux, il se souvenait de cette chevelure qui dissimulait son visage, lorsqu’il l’avait découverte dans sa voiture renversée. Cela aussi avait été pour ainsi dire « décidé », préarrangé. Il fallait donc croire qu’il y avait un destin, comme il y avait de l’espoir.

Un officier marinier s’approcha et le salua, un peu mal à son aise. Il n’osait pas regarder Bolitho, qui en déduisit que l’homme avait probablement déserté de la marine pour rejoindre la sécurité offerte par la Compagnie des Indes orientales.

— ’Vous d’mande pardon, madame, mais le canot attend et votre servante est déjà à bord avec vos malles.

— Merci.

Elle serra la main de Bolitho, à lui planter les ongles dans la peau, puis murmura :

— Je suis désolée, très cher, mais je suis au bord des larmes. Ce bonheur est trop grand.

Mais elle lui sourit et chassa une mèche qui lui tombait dans l’œil.

— Je dois aller faire mes adieux au capitaine. Il était aux petits soins, mais je crois qu’il a été terrifié lorsqu’il vous a vu à bord du Benbow !

— Je crois que je n’ai jamais eu envie de me retrouver capitaine d’une épicerie comme lui, répondit Bolitho en souriant. Cela dit, avec vous pour passagère, je n’en suis plus si sûr !

Browne voyait, fasciné, les rides de Bolitho s’adoucir autour de ses yeux et de sa bouche. Voilà ce qu’avaient produit ces simples minutes qu’il venait de passer avec elle. Un jour, lui aussi, il rencontrerait une femme comparable à Belinda Laidlaw, celle qu’il voyait déjà dans ses rêves et qui galopait à sa rencontre sur une superbe monture.

Une pensée lui traversa l’esprit et, lorsque Bolitho se dirigea vers la coupée, il aperçut le canot du Benbow en bas du tangon. La servante et des piles de caisses emplissaient la chambre et Allday levait les yeux vers eux, l’air tout réjoui.

— C’est-à-dire, amiral, lui expliqua Browne, un peu gêné, j’ai pensé que, pour la dame de l’amiral, il convenait d’utiliser le canot de l’amiral.

Bolitho se tourna vers lui, l’air ému, et lui prit le bras :

— Voilà qui est particulièrement bien dit, Oliver. Je ne l’oublierai pas.

— Elle arrive, fit Browne en rougissant.

Elle vint les rejoindre à la coupée et regarda longuement le canot peint en vert. Puis elle se tourna vers Bolitho, les yeux embués.

— C’est pour moi, Richard ?

— Oui, répondit Bolitho, et je vous donnerais le monde entier si je le pouvais.

Ils la firent descendre dans le canot avec mille précautions. Les matelots, vêtus de chemises à carreaux et de chapeaux goudronnés, regardaient le spectacle par-dessus leurs avirons rentrés, comme si une créature d’un autre monde était soudain descendue parmi eux.

Allday lui tendit la main pour l’aider à s’installer sur un coussin qu’il avait posé sur le banc, mais c’est elle qui prit la sienne en lui disant :

— Je suis ravie de vous revoir, John Allday.

Allday déglutit avec quelque peine et attendit que Bolitho se fût assis à son tour. Elle était venue les rejoindre, elle se rappelait même son nom. Il se tourna vers la servante et lui fit un petit clin d’œil.

— Poussez devant !

Il songeait à ce bâtiment de la Compagnie, à la discipline assez douce que connaissaient ses hommes. Puis il se tourna vers son armement, des hommes endurcis par la mer et par la guerre. Ils sortaient des prisons ou du caniveau, mais il n’en aurait pas échangé un seul contre un marin de la Compagnie.

— Avant partout !

— Que désirez-vous faire à présent, Belinda ?

Il avait du mal à prononcer son nom après l’avoir répété dans sa tête si longtemps.

— Prendre passage pour l’Angleterre, répondit-elle en regardant le Benbow que le canot laissait par le travers. J’aimerais tellement naviguer à son bord !

— A bord d’un vaisseau du roi ? lui demanda Bolitho en souriant. Mais ce malheureux Thomas ne trouverait jamais le repos, avec vous à son bord !

Elle baissa les yeux.

— Il faut que je sois seule avec vous. Je suis effarée de l’état dans lequel je me trouve, je me sens désarmée.

Bolitho remarqua le regard du chef de nage, les yeux fixés un peu au-dessus de l’épaule de Belinda. S’il avait entendu ce qu’elle venait de dire, ils auraient eu une jolie salade de bois mort.

— Je suis dans le même état que vous. Une fois que j’aurai veillé à votre hébergement à terre, je verrai à vous trouver un moyen sûr de rentrer en Angleterre.

Il mourait d’envie de la caresser, de la tenir dans ses bras.

— Quand rentrerez-vous ? lui demanda-t-elle.

Bolitho nota la touche d’anxiété.

— Bientôt.

Il essaya de ne pas penser aux dépêches qu’il allait expédier par le prochain aviso, des ordres qui allaient faire rallier l’Odin et L’Indomptable pour renforcer sa petite escadre. Au fond de son cœur, Belinda savait certainement ce qu’il en était. Il reprit :

— Et alors, nous serons réunis.

Deux civils les attendaient sur la jetée, un homme et une femme. L’homme, un géant roux à l’air jovial, leur dit :

— Nous allons prendre soin d’elle, amiral ! Venez la voir quand vous voudrez, encore que, à en croire les rumeurs qui circulent autour du Rocher, vous risquiez fort de lever l’ancre sans tarder ! – il sourit, sans se douter un instant de l’effet qu’il produisait. Et j’espère bien que vous allez flanquer une ou deux bonnes raclées aux Grenouilles, hein, amiral !

Bolitho se découvrit et marmonna un compliment approprié. Ils se prirent les mains sans prêter attention à ceux qui les entouraient, sans cacher le moins du monde leurs sentiments.

— Je reviendrai, Belinda, quoi qu’il advienne.

Il lui baisa la main et la vit qui avançait l’autre comme pour lui effleurer le visage. Puis il lâcha ses mains et se dégagea.

Il retrouva Browne qui faisait les cent pas sur la jetée près du canot. Lorsqu’il aperçut Bolitho, Browne le salua :

— Je viens de voir un aviso qui jetait l’ancre, amiral. Il a hissé un signal : « Dépêches pour l’amiral ! »

Bolitho détourna les yeux. Le gros vaisseau de la Compagnie ainsi qu’un autre bâtiment du convoi viraient déjà à long pic et commençaient à envoyer de la toile, parés à reprendre la mer. Ses hautes vergues noyées dans la brume, une frégate était en panne, prête à les escorter pour les protéger de tout danger.

La vie continuait, il le fallait bien. Voilà ce que Studdart avait tenté de lui faire comprendre, tout en le mettant en garde contre ce qu’il risquait s’il échouait.

Le courrier apportait sans doute des ordres tout frais pour Herrick, car personne en Angleterre n’avait encore pu apprendre la destruction de la Cérès et la nouvelle de leur évasion.

Alors, devait-il suivre les conseils de Studdart et attendre de nouvelles directives de l’Amirauté ?

Il repensait au Styx, aux survivants terrifiés et sanguinolents échoués sur cette plage. Il songeait au Français qui s’en était pris à l’un des marins, à la fille perdue dans la foule qui le regardait fixement.

Il n’était pas facile de décider, ni à présent ni jamais, probablement.

Il se pencha pour regarder le canot qui attendait. Pour la dame de l’amiral.

S’il abandonnait, il se déshonorerait. Pis encore, elle le mépriserait peut-être lorsqu’elle aurait eu le temps de réfléchir à sa conduite.

Allday n’avait pas besoin de mots pour deviner son humeur. M’est avis, John, que nous repartons. Il se dit qu’il savait fort bien ce qu’éprouvait Bolitho, qu’il s’en ouvrirait peut-être un peu plus tard.

Il fit un sourire à ses matelots, un sourire carnassier. Et les autres ? Ils suivraient leur amiral et feraient leur devoir, car tel est le sort du pauvre matelot.

 

Victoire oblige
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